Un armée d'internautes découvre l'identité du soldat inconnu
Il aura fallu quatre ans et cent cinquante détectives pour mettre un nom sur une croix blanche d'un cimetière militaire des Vosges • Récit d'une enquête qui s'est tissée sur le Net •
par Hervé MARCHON
LIBERATION.FR : mardi 06 décembre 2005 - 17:00
C'est une croix blanche alignée parmi tant d'autres dans un cimetière militaire de l'est de la France, à Saulcy dans les Vosges. Plantée dans une terre meuble, entre deux rangées de gazon tondu, elle se distingue des autres par sa plaque de métal sur laquelle on lit: «Inconnu. Alliance or avec inscription LC - ED 7-2-14. Mort pour la France.» Un jour, elle attire l'attention d'un visiteur qui lance sur le Net un appel en forme d'énigme. «Dans une nécropole militaire, un mort pour la France repose à l'ombre des sapins. Pour seul signe d'identité, il a été trouvé sur lui une alliance gravée.» C'est le début d'un jeu de pistes qui a mobilisé près de 150 personnes pendant plus de quatre ans et qui vient de trouver son épilogue: le soldat inconnu ne l'est plus. Il s'appelle Joseph Nicolas Edmond Durand, 2e classe au 71e bataillon de Chasseurs à pied, marié avec Lucie Cuny.
L'enquête fut hasardeuse et chaotique en raison du peu d'indices de départ. Une alliance, peu de certitudes. La date est-elle celle d'un mariage? Les initiales désignent-elles noms et prénoms ou l'inverse? Le marié puis la mariée ou l'inverse? Les apprentis enquêteurs, qui communiquent par mail et organisent leurs recherches sur un site web plongent dans l'histoire de la Première guerre mondiale pour y picorer la moindre miette. Ils y apprennent que le soldat est sûrement mort lors de la bataille des Vosges au cours de l'année 1914. Ensuite les troupes françaises ont reculé et les fronts se sont éloignés de la région. Les listes des régiments engagés dans cette bataille sont épluchées. Celle des soldats morts dans les Vosges aussi. Les communes de naissance de ces hommes sont répertoriés afin que, dans tous les coins de France, des bénévoles puissent faire des relevés des monuments aux morts et fouiller en mairie dans les registres de mariages à la date du 7 février 1914. Le moindre soldat portant les initiales ED ou LC fait l'objet d'une recherche plus poussée.
La base de données Mémoire des Hommes mise en ligne par le ministère de la Défense est fouillée de fond en comble. Emile Durieux, Elie Ducros, Edouard Dujardin font l'objet d'un examen poussé. L'inconnu serait un soldat britannique comme le suggère un jour un internaute. Il ne s'agit pas d'une alliance mais d'une bague comme en portaient les soldats de Sa Majesté, «mariés» avec leur régiment. LC pour «Lance Caporal» (caporal-chef); ED pour «Expeditionary Division» (armée de la coloniale). Cette hypothèse tourne vite court: aucun soldat britannique n'a combattu dans la région en 1914. Des hypothèses s'échafaudent mais tombent les unes après les autres.
Toutes les certitudes acquises au cours de l'enquête tremblent sur leur base quand, en avril de cette année, l'équipe
apprend dans les archives du cimetière militaire de Saulcy que le corps de leur soldat inconnu a été trouvé (avec un autre corps) le 21 mars 1947 à Domptail (Vosges) au cours de travaux de creusement d'une rigole d'eau. Serait-il un soldat de la Seconde Guerre mondiale? Pour tenter de le savoir, le PV d'inhumation est demandé. Il est introuvable: les archives de la mairie de Saulcy postérieures à 1945 ont disparu. On cherche le cantonnier qui a trouvé les corps: il est décédé. Finalement, en octobre, on met la main à Metz sur le PV dressé par les gendarmes lors de la découverte de la dépouille: «L'examen du corps a permis de recueillir les indications complémentaires suivantes : Corps réduit aux simples ossements. Objets trouvés : alliance or portant les inscriptions "LC-ED - 7 février 1914", boucles et débris de courroies de sac d'infanterie, 2 pipes en terre, ciseaux rouillés, un bidon, une gamelle de soldat, boutons militaires français. Ces restes proviennent certainement d'un soldat français tué à l'ennemi en 1914.»
Entre-temps, la quête de la preuve ultime continuait. Elle a abouti le 2 décembre quand une enquêtrice de cette équipe de passionnées à trouvé l'acte de mariage d'Edmond Durand et Lucie Cuny en date du 7 février 1914 à la mairie de Clefcy, à moins de 9 kilomètres du lieu où l'inconnu à l'alliance gravée repose sous une croix blanche alignée parmi tant d'autres.